Sophie Duchesne
Directrice de recherche au CNRS et chercheuse en science politique
Comment es-tu devenue chercheuse ?
Cela remonte au milieu des années 90. J’ai commencé ma formation à Sciences Po Paris, à l’époque où les cours avaient lieu en trois ans seulement. J’ai ensuite fait un DEA de science politique, et je me suis retrouvée en thèse parce que je ne savais pas vraiment quoi faire et que j'ai eu la chance d'obtenir une des premières allocations de recherche. Cela m’a amenée à m’intégrer au CEVIPOF où il y avait une vraie culture de laboratoire qui m'a beaucoup marquée. J’ai fait ma thèse sous une quasi double direction, celle de Jean Leca – qui était à l’époque président de l’Association internationale de science politique, quelqu’un de très impressionnant – et de Guy Michelat, qui est mort récemment et qui a été mon mentor au sein du CEVIPOF. J’ai donc fait une thèse entre de la théorie politique, très conceptuelle et de la sociologie politique, très empirique.
Je voudrais rajouter sur ma formation une chose à mon avis très importante, le fait que j'ai très tôt été amenée à aller travailler à l’étranger. Annick Percheron, la directrice du CEVIPOF de l'époque, une grande dame de la science politique française, qui est morte prématurément, avait à cœur non seulement d’intégrer véritablement les doctorants, mais aussi de les pousser à s’internationaliser. Je suis donc partie pendant ma thèse, d’abord en Italie puis en Allemagne. Au moment où j'ai intégré le CNRS, j’ai tout naturellement saisi l’occasion de partir à Oxford, où j’ai passé quatre années assez exceptionnelles. Je crois que ça a beaucoup transformé mon rapport à notre métier. J'ai adopté avec facilité et plaisir une internationalisation qui s'impose aujourd’hui moins confortablement à la plupart des jeunes collègues.
Quels sont tes objets de recherche ?
Ce qui m’intéresse depuis toujours est le point de vue des citoyens et des citoyennes – quand j’ai commencé on était loin de l’écriture inclusive, malheureusement –sur la communauté politique. Cela couvre à la fois ce qu’on appelle policies (les politiques publiques) et politics (le fonctionnement du système politique) : comment est-ce qu’ils et elles sont gouverné·es, qu’est-ce qu’ils et elles comprennent du système politique, comment est-ce qu’ils et elles réagissent à la loi, l’ordre, les règlements, comment ils et elles se débrouillent avec ça… Mais aussi un troisième élément qu’on appelle la polity, et qui désigne les rapports entre les citoyens et les citoyennes, la façon dont ils et elles partagent la relation au pouvoir, comment ils et elles subissent et saisissent les rapports de domination.
On retrouve ces éléments dès le début dans ma thèse, où je me suis demandé comment les gens conçoivent ce que c’est qu’être citoyenne ou citoyen en France, dans un contexte de bicentenaire de la Révolution Française. J’ai continué en m’intéressant à la façon dont les gens appréhendaient l’intégration européenne, et la politisation d’une façon générale. Je m’intéresse maintenant à la force du nationalisme, et en particulier à ce qu’on appelle le nationalisme banal, qui contraint la façon dont les gens comprennent le monde. Il s’agit donc toujours d’un travail par le bas, et tout au long de ma carrière je me suis passionnée pour les questions de méthode : qu’est-ce qui distingue les sciences sociales du journalisme, de l’étude ? À mon avis, c’est l’inventivité et la rigueur pour saisir justement des formes de représentation, de conception du monde que les gens ont du mal à exprimer d’eux-mêmes, ce qu’il faut les aider à faire avec le moins possible de directivité.
"Le Centre Émile Durkheim est vraiment un beau laboratoire, notamment parce qu’il a une très grande diversité d’objets, de statuts, d’approches…
Peux-tu nous parler de ton quotidien de chercheuse ?
C’est un métier que j’adore. On a la chance d’être extrêmement libre, le résultat c’est qu’on travaille vraiment beaucoup. Ça a été un problème dans une partie de ma vie, notamment quand j’avais des enfants jeunes, maintenant je peux faire ce que je veux !
Le quotidien se partage d’abord entre tout ce qui a à voir vraiment avec l’enquête, c’est-à-dire aller rechercher l’argent pour la faire, organiser le terrain, collecter les données, travailler sur les données, publier, communiquer les résultats… Après il y a l’enseignement. Moi je n’en fais pas beaucoup, je suis chercheuse donc j’ai ce très grand privilège de choisir quand et combien j’enseigne ; mais par contre je passe beaucoup de temps dans les directions de mémoires et de thèses et l’encadrement des jeunes chercheuses et chercheurs, qui sont une des parties les plus passionnantes de ce métier – avec les enquêtes.
Il y a aussi tout ce qui touche à l’édition scientifique. Quand j’étais jeune chercheuse, j’ai participé à la création de la Revue Internationale de politique comparée, et aujourd’hui je suis co-éditrice du Bulletin de Méthodologie Sociologique. C’est aussi un travail très passionnant d’être en interaction avec les auteur·es, d’essayer de participer à améliorer les textes, à les rendre plus compréhensibles. Il y a également toute une dimension d’administration de la recherche. Au sein des laboratoires précédents auxquels j’ai appartenu, j’ai souvent siégé dans les conseils de laboratoire. J’ai aussi été deux fois au Comité national de la recherche scientifique, et dans différents conseils scientifiques – mais jamais encore dans une équipe de direction. Ce sont des choses que je trouve importantes : j’aime ce métier donc contribuer à son organisation m’intéresse et j’aime les relations avec mes collègues. Enfin plus ça va, plus je m’intéresse à la portée d’éducation civique des sciences sociales, à ce qu’on appelle aujourd’hui la médiation – c’est un peu une des découvertes depuis que je suis arrivée au Centre Émile Durkheim.
Comment envisages-tu les fonctions de directrice ?
Ça fait un peu peur, c’est quand même une très grosse responsabilité. Je viens d’arriver et je suis sidérée par le nombre d’e-mails et de réunions auxquels on est soumis·e dans cette fonction.
Cela dit, je trouve ça quand même très excitant, d’autant que le Centre Émile Durkheim est vraiment un beau laboratoire, notamment parce qu’il a une très grande diversité d’objets, de statuts, d’approches… Depuis quatre ans maintenant que je suis là, je trouve que tout cela coexiste quand même de façon relativement harmonieuse, malgré des moments d’excitation et d’énervement – mais qui sont le propre de tous les collectifs de travail qui existent vraiment. C’est impressionnant de prendre la suite de dix années de fabrication de ce laboratoire par mes collègues.
Ce que j’aimerais faire, quant à moi, dans ce temps où les politiques scientifiques aiment piloter la recherche et où on pousse les laboratoires à avoir des thématiques affichées, c’est affirmer la vocation du CED comme laboratoire généraliste de sciences sociales sur le site de Bordeaux. Il me semble que la légitimation d’un tel projet passe par l’affirmation du rôle que les sciences sociales doivent jouer dans la cité. Cela suppose de se positionner en équilibre entre d’un côté la rigueur scientifique, qui passe par des méthodologies maitrisées, mais inventives et réflexives, et éventuellement très techniques – et je pense que le laboratoire a là un énorme capital à faire valoir grâce à des années de travail sur les ateliers méthodes notamment ; et puis de l’autre, par la médiation, l’expérimentation de modes de partage du savoir entre le monde scientifique et la société, et je crois qu’il y a là aussi déjà beaucoup de choses qui ont commencé à émerger dans le laboratoire.
Et en dehors de la recherche ?
En dehors de la recherche, en plus de mes ami·es et ma famille, j’ai une passion pour la céramique. Je fais de la poterie, j’ai un four – deux d’ailleurs – et quand j’ai du temps, ce que j’aime le plus est mettre les mains dans la terre – la terre du jardin aussi, mais surtout l’argile. Et depuis quelques mois j’ai le bonheur d’être grand-mère, et ça fait beaucoup de chance dans une même vie.