Claire Schiff
Maîtresse de conférences en sociologie et chercheuse au Centre Emile Durkheim
Comment es-tu devenue chercheuse ?
Ayant grandi avec deux cultures et deux langues, j’ai naturellement tendance à me questionner sur ce qui influence nos expériences et représentations du monde et sur la variété des contextes de socialisation. J’ai la chance d’avoir bénéficié d’une formation assez internationale et interdisciplinaire. Après un Bachelor en Intercultural Studies obtenu aux États‑Unis dans une petite université à l’ouest du Massachussetts, j’ai suivi une formation en anthropologie à l’Université de Paris X Nanterre, puis ai poursuivi en thèse au Centre d’Analyse et d’Intervention Sociologique à l’EHESS. Étudiante, je rêvais de partir faire de la recherche sur des terrains très exotiques au Tibet ou ailleurs. Ma recherche doctorale sur les jeunes migrants nouvellement arrivés en France m’a appris qu’il n’était pas nécessaire de partir aussi loin pour découvrir des univers exotiques. Comme j’ai obtenu rapidement après ma thèse un poste d’enseignante‑chercheuse à Bordeaux, j’ai pu développer une pratique de recherche plus collective avec des collègues, doctorants et postdoctorants (avec Joëlle Perroton sur les lycéens, Ronan Hervouet sur les mariages transnationaux entre femmes russes et Français, Alexandra Clavé-Mercier sur l’accueil des réfugiés en milieu rural, pour citer quelques collaborations récentes).
Peux-tu nous parler de ton quotidien professionnel ?
Avec la situation actuelle de confinement mon quotidien se réduit surtout à un face à face avec mon écran d’ordinateur ! Mais en temps normal je trouve que ce métier me permet d’échapper à une certaine routine et d’avoir des activités très variées entre l’enseignement, le travail de terrain, la lecture, l’écriture, les missions et colloques à l’étranger (ce qui me manque le plus avec la crise actuelle…), les activités de réflexions collectives dans ou en dehors de l’université comme celles auxquelles je participe de par mon affiliation à l’Institut Convergences Migration qui rassemble un réseau de chercheurs de différentes disciplines travaillant sur les migrations. Cette variété à aussi ses désavantages avec un empilement et un éparpillement croissant de nos missions et une difficulté à maintenir les frontières entre sa vie et son espace privés et ses activités professionnelles. Et l’extension du télétravail et de l’enseignement à distance ne va pas arranger les choses…
Quels sont tes objets de recherche ? Sur quoi travailles-tu ?
Je dirais que la problématique qui traverse mes différentes recherches et la question de la façon dont l’arrivée de l’Étranger au sens large questionne et reconfigure les frontières et identités des groupes installés, et la façon dont les contextes nationaux et locaux influencent les modalités de désignation et de perception de cette altérité. Ma participation, il y a une dizaine d’années, à un programme de recherche comparatif européen (EDUMIGROM), sur la façon dont les élèves migrants et issus des minorités sont considérés dans différents pays, a aiguisé mon intérêt pour la comparaison internationale et les différences entre les registres de l’altérité (culturelle, ethno-raciale, linguistique, etc.).
Mes recherches antérieures ont porté sur les trajectoires des adolescents migrants, leurs expériences scolaires et leur insertion dans le monde du travail, leur relations avec leurs pairs nés en France issus de l’immigration dont je fais état dans mon livre Beurs et Blédards. Les nouveaux arrivants face aux Français issus de l’immigration1. Je m’intéresse d’avantage aujourd’hui au point de vue des "installés" sur les "outsiders", que ces nouveaux-venus proviennent de pays lointains ou simplement d’un autre quartier. Depuis quelques années je mène des recherches sur l’engagement des collectifs citoyens auprès des familles de réfugiés syriens réinstallés en milieu rural, qui est un prolongement d’un programme de recherche plus large intitulé ALTERECOLE2 que nous terminons actuellement avec Joëlle Perroton. Celui-ci porte sur la construction de l’altérité dans les établissements secondaires et sur la façon dont les identités collectives et les frontières symboliques entre les jeunes sont influencées par des contextes locaux plus ou moins ségrégués.
Quels sont tes projets ?
J’aimerais développer d’avantage mes collaborations à l’étranger, en Russie et en Suède notamment (mes missions prévues cette année dans ces pays ont malheureusement été annulées) aussi bien pour enrichir la dimension comparative de mes propres recherches que pour ouvrir nos enseignement à l’international notamment en Master, puisque je viens de reprendre la coordination du Master. Au second semestre, j’organise une petite expérience d’échange virtuel à distance entre les étudiants participant au parcours international que je coordonne en Licence et des étudiants de l’Université de Stockholm, dans l’idée de les faire dialoguer sur les différences d’approche et de gestion de la crise sanitaire dans ces deux pays. Si je parviens a dégager du temps ces prochaines années, j’aimerais aussi faire une HDR, car il est frustrant de ne pas pouvoir encadrer jusqu’au bout des étudiants dont les projets s’articulent avec mes thématiques de recherche. Dans le cadre de l’atelier Écriture, que je co-anime avec Cécile Vigour, plusieurs séances sont prévues prochainement à ce sujet afin de soutenir en particulier les maîtresses de conférences qui rencontrent beaucoup de difficultés à avancer dans leur carrières même lorsqu’elles sont pleinement engagées dans la recherche.
Et en dehors de la recherche ?
J’essaie de maintenir des activités qui me permettent de "décrocher", sport, jardinage, lecture de romans. Je lis surtout des romans anglais ou américains et aime bien tout ce qui mélange l’histoire, la biographie et les tragédies romanesques. Je termine en ce moment le livre de Svetlana Alexievitch, La fin de l’homme rouge, formidable travail de compilation des récits intimes de ceux et celles qui ont traversé les tragédies de l’histoire soviétique. Dans la même veine j’ai aussi beaucoup aimé l’épopée autobiographique d’une famille juive de grand collectionneurs d’art de Edmund de Waal, The Hare with the Amber Eyes : A Hidden Inheritance, et aussi l’ouvrage que l’historienne et juriste américaine Annette Gordon-Reed a écrit sur la famille cachée que Thomas Jefferson a eue avec sa concubine et esclave Sally Hemming.
"Ayant grandi avec deux cultures et deux langues, j’ai naturellement tendance à me questionner sur ce qui influence nos expériences et représentations du monde et sur la variété des contextes de socialisation