Images, récits, vignettes dans l'entretien en sciences sociales : pourquoi, comment et pour quelles analyses ?
Discussion croisée avec Sophie Duchesne, Laurent Paccaud, Christian Papinot et Cécile Vigour




Sophie Duchesne
Politiste et chercheuse au CNRS | Sciences Po Bordeaux | Centre Émile Durkheim (qu’elle dirige actuellement). Elle co-édite le BMS (Bulletin de méthodologie sociologique/Bulletin of sociological methodology), une revue bilingue publiée par SAGE. Elle enquête sur le nationalisme banal, après avoir travaillé sur la citoyenneté et la relation des citoyen·nes à l’intégration européenne. Elle a également coordonné un projet de recherche sur la réanalyse des données qualitatives en sciences sociales.
Résumé de la communication
Mon intervention s’appuiera sur les données de l’enquête ETPAF - Enquête sur la transmission précoce des appartenances au sein de la famille – qui sont constituées d’une trentaine de séries de trois entretiens de deux heures, réalisés en face-à-face avec des parents d’enfants de 5 à 6 ans et vivant en Nouvelle Aquitaine. Ces données visent à appréhender la transmission du nationalisme – entendu au sens « banal » du terme (Billig, 1995), c’est-à-dire la croyance dans le caractère naturel de la division du monde en nation. Cette croyance échappant pour l’essentiel à la conscience, il s’agissait de trouver les moyens que les parents expriment, par-delà ce qu’ils pensent devoir transmettre sur la nation en tant que parents, la place que la nation occupe dans leurs idéologies personnelle et familiale.
Pour ce faire, nous avons utilisé d’abord une série de vignettes, soit quatre petites histoires, construites à partir de souvenirs des membres de l’équipe de recherche, et mettant en scène des parents et des enfants autour d’un épisode « nationaliste » et auxquelles on demande aux parents de réagir. Ensuite nous faisons remplir aux parents, ensemble, à voix haute, le questionnaire ISSP 2013 sur l’identité nationale. Enfin la dernière séquence du troisième entretien consiste à confronter les parents à la théorie du nationalisme banal, i.e. à l’idée que le sentiment d’appartenir à sa nation n’a rien d’une « identité », qu’il s’agit d’une idéologie (re)produite par le signalement permanent du phénomène national dans l’espace public. L’intervieweuse commence par expliquer aux parents la genèse des nations, leur grande modernité, contrairement au discours ordinaire sur les racines intemporelles de la nation française (notamment). Elle leur présente ensuite une série de documents audio-visuels qui illustrent le rappel constant à la nationalité, afin de voir ce qu’iels décodent et ce qu’iels en pensent. Les entretiens sont en cours de transcription et l’analyse vient de commencer.

Laurent Paccaud
Chercheur postdoctoral en sociologie du mouvement et du sport à l’École normale supérieure de Lyon, Centre Max Weber (UMR 5283) il a soutenu sa thèse de doctorat en 2021, en cotutelle entre l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne et la School of Social Work de l’Université d’Ottawa. À la suite d’un premier postdoctorat à la Haute école de travail social et de la santé de Lausanne, il est actuellement titulaire d’une bourse d’excellence Postdoc Mobility du Fond National Suisse pour la recherche scientifique, dans le cadre de laquelle je conduis une recherche sur les «carrières d’obèse» à L’École Normale Supérieure de Lyon.
Brève présentation de la recherche sur laquelle portera sa communication

Mon intervention émane de mes travaux doctoraux sur les parcours de vie d’athlètes utilisateur·trices de fauteuils électriques. A parti de terrain ethnographique qu’est le Powerchair Hockey (unihockey en fauteuil électrique), l’objectif de cette recherche était de comprendre comment l’engagement dans une pratique sportive entre pair·es participe de la formation et de la transformation des parcours de vie, pour les personnes vivant avec des in/capacités physiques dites « sévères ». Au cours de l’enquête, face aux situations de handicap que représentaient les entretiens classiques en face-à-face pour certain·es participant·es, j’ai expérimenté des entretiens par photo-elicitation, « hybridés » avec la méthode Photovoice. Ce dispositif méthodologique a reposé sur la constitution de corpus de photographies par les interviewé·es. Les participant·es ont répondu à la consigne en rassemblant environ 20 photos qui les représentent à différents moments de leur vie, à partir de leurs archives familiales ; formant ainsi des « récits de vie photographiques ». Ces corpus sont ensuite devenus le support visuel pour l’entretien. Mon intervention soulignera les aspects les plus heuristiques et les écueils rencontrés dans l’utilisation des photographies de famille pour l’étude des parcours de vie.

Christian Papinot
Sociologue du travail, est professeur à l’université de Poitiers et chercheur au GRESCO (Groupe de recherches sociologiques sur les sociétés contemporaines). Ses travaux de recherches portent principalement sur les mutations du travail et de l’emploi dans le contexte contemporain d’effritement de la société salariale en France et à l’étranger. Ses dernières recherches interrogent les conditions de travail dans le secteur du BTP à Madagascar. Il s’intéresse également depuis le début de sa carrière aux questions d’épistémologie de la démarche de recherche en sciences sociales (« La relation d’enquête comme relation sociale : épistémologie de la démarche ethnographique » PUL, 2014) et à l’usage de l’image comme outil d’investigation. Il est un des membres fondateurs de la revue Images du travail, travail des images et membre de la direction collégiale de la revue.
Deux directions de numéros en cours, dont le n°17 à paraître en septembre 2024 sur « Faire parler du travail à partir d’images »).
Résumé de la communication

La photographie comme support d’entretien est une technique d’enquête encore assez balbutiante dans les sciences sociales françaises. Après une présentation des réflexions méthodologiques sur cette technique d’enquête, la communication visera, en prenant appui sur une recherche en sociologie du travail, à discuter des apports heuristiques de ce mode de production de données d’enquête. Le support photographique, par la confrontation visuelle avec d’autres situations de travail a clairement servi de catalyseur à l’expression d’aspects des rapports sociaux du travail cristallisés dans des espaces de travail. S’il s’offre comme une voie intéressante de compréhension de l’objet, le dispositif cependant n’est pas ce « facilitateur inconditionnel » (Collier) universel qu’il est trop souvent supposé être.
Article sur la recherche en question : lire
Dernier article paru mobilisant la photographie comme support d’entretien : lire

Cécile Vigour
Chercheuse au CNRS en sociologie et science politique à Sciences Po Bordeaux au sein du Centre Emile Durkheim. Ses recherches en sociologie politique et sociologie de l’action publique portent sur trois principales thématiques: 1) les rapports des citoyen.nes à la justice et à la police en France ; 2) les politiques de réformes et changements de l’institution judiciaire en Europe (Belgique, France, Italie, Pays-Bas), en intégrant les apports de la sociologie des professions et de la sociologie des organisations ; 3) les parlements, les élu.es et leurs rapports aux citoyen·nes, du point de vue de leurs conceptions de la démocratie, de la représentation, de leurs rôles et valeurs, et de leur participation à l’écriture des lois. Ces travaux s’appuient sur des enquêtes mixtes qualitatives et quantitatives, mobilisant pour certaines la sociologie visuelle ou filmique, ainsi que des vignettes (petites histoires). Elle initie une recherche par photo-elicitation interview relative aux expériences d’inégalités d’accès au droit et à la justice en France et en Arizona.
Brève présentation des recherches mentionnées
Mon intervention s’appuiera principalement sur une recherche collective par entretiens collectifs portant sur les rapports des citoyen.nes à la justice et à la police en France (Vigour et al. 2022). Nous avons notamment recueilli les réactions des enquêté.es suite au visionnage de plusieurs extraits d’un film documentaire sur la justice (10 minutes en tout) ; nous leur avons aussi présenté des petites histoires à compléter (méthode des vignettes). Mon intervention reviendra sur les motifs qui ont guidé le choix des extraits documentaires et vignettes : introduire une dynamique dans les entretiens collectifs, faciliter la prise de parole et l’orienter vers des expériences concrètes, parfois en lien avec celles des enquêté.es. D’autres apports du recours à des supports visuels seront mis en évidence du point de vue de l’analyse, relatifs à la mise en valeur des émotions, à la réflexivité des enquêté.es et en termes de comparabililité. Ces matériaux ont notamment permis une analyse thématique de ce qu’est une « juste » peine pour les enquêté.es, des critères qui devraient orienter leur définition et de leurs attentes non seulement à l’égard des peines, mais aussi des professionnel·les du droit. La comparaison entre les positions adoptées face à des situations concrètes et les propos tenus dans la première partie semi-directive de l’entretien fait ressortir un contraste entre des propos généraux dénonçant la clémence excessive de la justice, et la moindre punitivité des enquêté.es dans des cas concrets, qui les confrontent à la difficulté de juger (un résultat observable dans de nombreux autres pays occidentaux). L’intervention conclura sur les limites d’un tel dispositif d’enquête.